Sommaire :
1) Introduction
2) Pourquoi ne regarde t’-il pas ? Quelques éléments de compréhension
3) Comment renforcer la tenue du regard ? Quelques principes et idées
-encourager les jeux d’attention conjointe
-favoriser les jeux impliquant un contact visuel direct avec l’enfant
-stimuler la motricité oculo-manuelle
-soutenir les progrès par quelques principes éducatifs au quotidien
-un environnement « hypostimulant » peut être utile
4) Références bibliographiques
(Retrouver ici la version rédigée pour hoptoys, illustrée d’ exemples de matériel utilisable)
1) Introduction
La difficulté à établir et maintenir le regard se retrouve fréquemment chez les enfants avec TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme).
La communication et l’interaction sociale font partie des domaines principalement affectés par ce trouble du neurodéveloppement comme en témoignent les critères diagnostiques du DSM V (APA, 2015). Des déficits persistants dans les comportements de communication non verbale y sont mentionnés, incluant des anomalies dans le contact visuel et le langage du corps.
Le regard présente cet aspect particulier qu’il associe une composante fonctionnelle, support des apprentissages (les aspects neuro-visuels, la coordination oculo-manuelle, le traitement visuo-spatial, l’attention visuelle…), à une composante relationnelle, support de réciprocité sociale (maintenir le contact avec son interlocuteur, comprendre les intentions et les sentiments d’autrui…) qui sous-tendent d’autres aspects fondamentaux tels que l’attention conjointe, le pointage, l’imitation…
La profession de psychomotricien, située au carrefour des aspects moteurs, cognitifs et émotionnels, s’inscrit dans une perspective rééducative alliant ces aspects fonctionnels et relationnels.
La façon si particulière d’utiliser le regard de la personne avec autisme a toujours été au coeur des questionnements cliniques des professionnels, familiers des démarches diagnostiques, ainsi que des parents, fins observateurs de leur enfant au quotidien.
Différents outils standardisés tentent de quantifier les altérations pouvant avoir lieu au niveau du contact visuel, indicateur si précieux qu’il contribue souvent à l’estimation de la sévérité de l’autisme. Ces outils de dépistage comprennent des items spécifiques à ce sujet : « L’enfant peut éviter de regarder l’adulte dans les yeux » (CARS(1)) ; « Est-ce que votre enfant vous regarde dans les yeux lorsque vous lui parlez ? » (M-Chat(2)) ; « Votre enfant regarde t-il des objets que vous regardez ? » (ADOS 2(3)) ; « Regard inadéquat » (ECA-R(4)), etc.
Les questionnaires orientés vers les aspects sensoriels de l’enfant ciblent également ce domaine par l’observation de particularités comportementales (« Est dérangé par les lumières fortes » , « Se couvre ou plisse les yeux pour se protéger de la lumière » (Profil Sensoriel de Dunn (5)) ; « Dirige son regard vers le bas la plupart du temps », « Regarde intensément les objets ou les personnes » (Profil Sensoriel et Perceptif de Bogdashina(6)).
Enfin, les programmes et autres modèles d’intervention recommandés par la Haute Autorité de Santé (HAS, 2012) tendent à préciser cette instrumentation si particulière du regard : « Regarde (…) en réponse aux gestes et à la voix de l’adulte dans les jeux sociaux » (modèle de Denver(7)) ; « L’enfant regarde les autres de manière à initier une interaction sociale » (ABLLS-R(8)) ; « Suit les bulles des yeux » , « Traverse des yeux la ligne médiane » (PEP(9))… alors considérée comme une véritable compétence à renforcer le plus précocement possible dans une perspective développementale.
2) « Pourquoi ne regarde t’-il pas ? » quelques éléments de compréhension
Face à ce type de comportement, il apparaît prudent d’écarter au préalable l’hypothèse d’un trouble neuro-visuel (par un bilan orthoptique notamment) pouvant être à l’origine d’une atteinte de la motricité conjuguée des yeux. En cas d’absence d’un tel trouble oculaire avéré, plusieurs pistes de compréhension nous guident actuellement pour expliquer l’évitement du regard de certaines personnes autistes :
- Éviter une surcharge sensorielle :
Le mouvement rapide des globes oculaires et autres éléments du visage de l’interlocuteur (paupières, sourcils, lèvres…) peuvent constituer un « trop plein » d’information, difficile à traiter pour la personne autiste.
« Il se pourrait que les problèmes de contact oculaire (…) résultent en partie d’une incapacité à supporter le mouvement des yeux d’un interlocuteur » (Grandin, 2014)
Une hypersensibilité visuelle (Ashwin, Baron Cohen et al., 2009) peut être suspectée, entrainant une tolérance moindre à l’exposition de certains stimuli du quotidien (couleurs, contrastes, mouvements des éléments environnants…).
- Éviter un effort de concentration trop important :
Initier et maintenir le contact visuel peut s’avérer particulièrement coûteux au niveau attentionnel, comme le décrivent fort bien plusieurs autistes de haut niveau.
« Vous pouvez avoir mon contact avec les yeux ou vous pouvez avoir ma concentration » (Chris Bonnello(10))
« J’écoute et me concentre mieux quand je ne fais pas de contact avec les yeux » (Erin McKinney(11))
- Éviter l’anxiété :
Établir un lien de façon si « intime » que de plonger son regard dans celui d’autrui peut impliquer un aspect anxiogène, parfois décrit par les personnes autistes peinant à supporter cette implication relationnelle.
« Il m’a fallu attendre vingt-cinq ans pour réussir à serrer la main et à regarder quelqu’un en face » (Grandin, 1986)
- Autres aspects à considérer :
Nos observations au sujet du regard ne se restreignent pas qu’aux aspects d’évitement mais peuvent également concerner tout comportement atypique et inadapté comme le surinvestissement du canal visuel ; la fixation intense d’objets ; l’appétence marquée pour certains reflets, contrastes ou luminosités ; la posture favorisant la prise d’information par la vision périphérique (regard de côté, tête penchée, auto-stimulation visuelle…).
Là encore, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses à propos de ces manifestations comportementales. Il peut s’agir d’une recherche de sensations et/ou d’une hyposensibilité visuelle (Dunn, 2009 ; Miller, 2007) ; d’une façon de s’apaiser tout en se coupant ainsi d’un environnement trop envahissant ; d’une perception particulière, hyper-focalisée sur certains détails (Mottron, 2004)…
(Effectuer un Profil Sensoriel auprès d’un praticien formé aux particularités sensorielles des TSA (le plus souvent un psychomotricien ou un ergothérapeute) permettra un éclairage des troubles, étayé sur un modèle théorique, ainsi que des préconisations d’aménagements).
La difficulté peut être d’autant plus grande en cas de déficience intellectuelle associée. En effet, la personne autiste, particulièrement démunie en matière d’interprétation contextuelle et de maniement des codes sociaux, peut ne pas comprendre l’intérêt de regarder son interlocuteur dans les yeux.
Enfin, plusieurs études (Belin et al., 2004 ; Zilbovicius et al., 2016) montrent chez certaines personnes TSA l’altération d’une zone spécifique du cerveau responsable de la perception du visage d’autrui.
D’autres réflexions (Cusson et Girard, 2020) pondèrent cela à la lumière de différentes études. Les autistes sont capables d’établir un contact visuel, mais ils ne le font pas spontanément. Cela peut s’expliquer par des modèles neuro-cérébraux entrainant l’évitement tels que l’hyperactivation (contact visuel vécu comme désagréable et associé à une sensation de stress ) ou de l’hypo-activation (l’absence de valeur positive pour les yeux des autres) = voir les travaux de Mottron L. pour des ressources en français.
Malgré le nombre grandissant d’études décrivant les atypies au niveau de la perception visuelle (Chokron et al., 2014), aucun modèle explicatif ne permet d’établir une causalité claire avec les déficits de la cognition sociale qui s’appliquerait à toutes les personnes TSA.
3) Comment renforcer la tenue du regard ? Quelques principes et idées
Nous proposons plusieurs situations, ciblant la qualité du regard au sens large et pouvant se travailler en alternance :
- Encourager les situations d’attention conjointe (s’intéresser ensemble à un objet commun)
exemples :
-projeter des effets de lumière au plafond
-utiliser un pointeur laser
-regarder ensemble des objets éclairés avec une lampe de poche (en les nommant, ou en les faisant pointer et nommer selon le niveau de l’enfant)
- Favoriser les jeux impliquant un contact visuel direct avec l’enfant
exemples :
-les jeux d’interaction, où l’enfant se trouve en face-à-face avec nous : « tourner ensemble sur un fauteuil pivotant » ; le jeu bien connu « je te tiens par la barbichette » ; « bateau sur l’eau » ; les jeux de « coucou/caché » ; « faire semblant de dormir et ouvrir subitement les yeux, les jeux de grimaces devant un miroir… et toutes situations de plaisir partagé qui sont autant d’occasions pour « capter » le regard de l’enfant.
Au début, il est possible de chercher à aligner les regards à l’aide d’une guidance physique (en soutenant légèrement le menton de l’enfant pour l’aider à comprendre ce qu’on attend de lui). Mais nous veillons à ne pas prolonger ce type de guidance et l’estomper au plus vite si elle entraine l’effet inverse ! Il est également envisageable de poser son doigt entre vos deux yeux pour l’inciter à regarder dans cette direction.
-les jeux de « longue vue » : regarder des endroits du visage d’autrui ou des objets à l’intérieur d’un rouleau en carton.
-la découverte ludique des yeux : lui faire toucher vos yeux, vos cils (et inversement) ; regarder les yeux d’une poupée ou d’un personnage illustré.
-l’utilisation d’objets attractifs : lunettes lumineuses, maquillage atypique, gommette entre les deux yeux, nez rouge, objets fluorescents…
Il est parfois profitable de faire bénéficier à l’enfant d’un appui au niveau du dos, permettant ainsi de stabiliser sa posture et de ce fait « libérer » plus facilement le regard (Bullinger, 2004).
Au niveau neurophysiologique, nous précisons que le couplage fonctionnel entre les récepteurs vestibulaires et visuels (notamment via les systèmes d’ajustements oculo-vestibulaires (Rodieck, 2000) sont intéressants à travailler en séance de rééducation de psychomotricité (jeux et exercices sur trampoline, toupie, hamac…) impliquant conjointement l’équilibre à la stabilisation du regard.
- Stimuler la motricité oculo-manuelle
Dans une perspective fonctionnelle, il apparaît judicieux de multiplier les situations avec un guidage visuel indispensable à l’accomplissement de l’action, amenant l’enfant vers une motricité de plus en plus opérante, associant le travail de l’oeil et de la main.
Quelques exemples à adapter selon l’âge et les capacités de l’enfant :
-viser des cibles variées (lancer une balle dans un panier de basket, faire tomber des quilles, envoyer un sac lesté dans un cerceau…) ;
-dribbler ;
-jouer aux fléchettes ;
-s’envoyer un ballon de baudruche, de la main ou avec une raquette, en veillant à ce qu’il ne tombe pas sur le sol ;
-enfiler des perles ;
-coller des gommettes ;
-découper en suivant un trait (varier les formes du tracé) ;
-faire des pliages d’origami ;
-reproduire des nœuds avec une corde ;
-proposer des jeux de transvasement (remplir/verser) ;
-proposer des jeux de construction (puzzles, encastrements, empilements) de type Lego®, Kapla® ;
-proposer des jeux graphiques avec des contraintes d’inhibition (points à relier, lignes à ne pas dépasser, labyrinthes…) ;
-encourager certaines expérimentations quotidiennes (mettre le couvert, boutonner, enfiler, servir à boire, cuisiner, faire ses lacets…) et les activités de bricolage (planter un clou avec un petit marteau, visser et dévisser des boulons…).
- Soutenir les progrès par quelques principes éducatifs au quotidien
-utilisation de renforçateurs selon les centres d’intérêts de l’enfant afin d’encourager le comportement ciblé et augmenter sa fréquence d’apparition.
-répétition de situations, intégrées aux routines quotidiennes. Par exemple, le moment du repas peut être stratégique, en portant le couvert contenant la nourriture à hauteur de ses yeux pour « obtenir » son regard.
- Penser à créer un environnement « hypostimulant »
Il est montré que le ralentissement du débit de nos gestes et de nos productions sonores facilite le traitement de l’information (Gepner, 2009). Il apparaît ainsi prudent de veiller à ne pas « bombarder sensoriellement » l’enfant autiste pour faciliter le maintien de l’interaction avec lui.
Parfois, nous préférerons nous adresser à la personne autiste par un « contact latéral » (de côté), moins direct et potentiellement moins intrusif.
Lors des tâches au bureau, il est possible d’utiliser un petit paravent (« barrière pop-up® ») pour l’aider à focaliser son regard sur un espace de travail délimité.
Bon courage !
Aurélien D’Ignazio, psychomotricien D.E
(Retrouver ici la version rédigée pour hoptoys, illustrée d’ exemples de matériel utilisable)
Dans la collection des capsules vidéos » Deux minutes pour mieux vivre l’autisme »,l’une d’elle traite de façon simplifiée et pédagogique de notre thème (https://deux-minutes-pour.org/video/jaide-sam-a-me-regarder/)
4) Références bibliographiques
APA, A. P. (2015). DSM V : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (éd. 5e). (M.-A. Crocq, & J.-D. Guelfi, Trads.) Elsevier Masson.
Ashwin, E., Ashwin, C., Rhydderch, D. ,Howells J., Baron-Cohen S. (2009). Eagle-eyed visual acuity: an experimental investigation of enhanced perception in autism. Biological Psychiatry 2009 ; 65 : 17-21.
Belin, P. et al (2004). Abnormal cortical voice processing in autism. Nature Neuroscience.
Bullinger, A. (2004). Le Développement sensorimoteur de l’enfant et ses avatars, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
Chokron S, Pieron M, Zalla T. (2014).Troubles du spectre de l’autisme et troubles de la fonction visuelle : revue critique, implications théoriques et cliniques. L’Information psychiatrique 2014 ; 90 : 819-26.
Cusson, N. & Girard, D. (2020). Sur le Spectre, 9, Printemps 2020.
Dunn, W. (1999). Sensory Profile. San Antonio, TX: The Psychological Corporation.
Gepner, B. & Tardif, C. (2009). Le monde va trop vite pour l’enfant autiste. La Recherche, 436, 56-59.
Grandin, T., & Panek, R. (2014). Dans le cerveau des autistes. (A. Botz, Trad.) Paris: Odile Jacob.
Grandin, T. (1986). Ma vie d’autiste. Odile Jacob.
Haute Autorité de Santé (2012). Autisme et aux troubles envahissants du développement : intervention éducatives et thérapeutique coordonnées chez l’enfant et l’adolescent.
Miler, L. J., Anzalone, M. E., Lane, S. J., Cermak, S., & Osten, E. (2007). Concept evolution in sensory integration: A proposed nosology for diagnosis. American Journal of Occupational Therapy, 135-140.
Mottron, L. (2004). L’autisme : une autre intelligence. Mardaga.
(études montant l’altération de zones cérébrales dans l’évitement du regard :
Rodieck, RW.(2000). La Vision. De Boeck.
Zilbovicus, M. et al. (2016). Tuning eye-gaze perception by transitory STS inhibition. Cerebral Cortex.
(1) La Childhood Autism Rating Scale (CARS) (1988). Schopler, E., Reichler, R.J et Renner B.R
(2) Cheklist for Autism in Toddlers (CHAT) (Baron-Cohen, Allen et Gillberg, 1992) et M-CHAT-R/F ; Robins, Fein, & Barton, 2009)
(3) ADOS 2 – Autistim Diagnostic Observation Schedule (2015) ou Echelle d’Observation pour le Diagnostic de l’Autisme. Auteurs et adaptateurs : C. Lord, M. Rutter, P. C. DiLavore et S. Risi Adaptation française : B. Rogé et coll.
(4) ECA-R ou Behavioral Summarised Evaluation- Revised (Barthelemy et al., 1997)
(5) Profil Sensoriel Dunn, W. (2011). Manuel du Profil sensoriel, édition française. ECPA.
(6) Bogdashina, O. (2013). Questions sensorielles et perceptives dans l’autisme et le syndrome d’Asperger. (I. Dufrenoy, & C. Mercanton, Trads.) AFD Editions.
(7) The Denver Model. Rogers, S. et Dawson, G. (1982).
(8) Partington, W. (2010). Evaluation du Langage de Base et des Compétences d’Apprentissage – Version révisée.
(9) Profil Psycho-Educatif. 3° édition. (2008). SCHOPLER, E. ; LANSING, M.t ; REICHLER, R; Lee M. De Boeck.
(10) Chris Bonnello est autiste de haut niveau et conférencier. http://autisticnotweird.com/about/
(11) Eric McKinney est autiste de haut niveau américaine : http://erinmmckinney.com
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